Pourquoi t'es là ?



On ne se connaît pas très bien, mais on s'entend bien. 
On se voit une fois par semaine depuis plusieurs années, il enseigne dans la salle contigüe à celle où je fais chanter les chœurs d'enfants. On papote entre les cours, on échange les nouvelles, on parle un peu de nous, surtout depuis que l'an dernier, il a failli y passer – un accident. Depuis son retour de convalescence, on est passé au delà des simples "comment tu vas". On a creusé. Comment tu vas, comment t'as peur, comment tu survis, comment tu vis.


Hier, je suis arrivée en avance. Discussion légère avec lui en attendant les premiers élèves.
Et la question que je n'attendais pas.
Pourquoi t'es là, toi ? Pourquoi t'es pas devenue pianiste de jazz ou prof ailleurs, dans un conservatoire plutôt que dans une petite école de musique municipale ?

Blanc chez moi. Palpitations.
Je n'en reviens pas.
Je ne suis pas pianiste de jazz. Je ne suis même pas pianiste tout court, même si, enfant, c'est l'instrument dont j'ai appris à jouer. De mon point de vue, je suis une cheffe de chœur qui met à profit son passé d'ancienne élève pianiste ; et aussi une fille qui aime l'énergie des musiques traditionnelles - pour moi, c'est tout.
Et ce gars-là, qui a deux fois mon âge, un background certain dans le jazz et la musique pop américaine, qui a tourné dans des orchestres professionnels au début de sa carrière – que fait-il là, d'ailleurs ? - c'est ce qu'il entend chez moi quand il entend comme je joue à travers le mur.
Il entend cette possibilité-là chez moi.
Et sa question. Pourquoi t'es là ?

J'entends, derrière sa question, une petite voix à l'intérieur de moi, qui renchérit : oui, pourquoi t'es là, un peu enterrée ? - même si l'école est sympa, hein, et les élèves adorables, le sujet n'est pas là.

Pourquoi tu restes dans ce coin un peu paumé, sans ambition, alors que tu as tellement de choses à dire et à faire entendre ? Pourquoi tu acceptes cette précarité-là ? Quand as-tu abandonné quelque chose de toi en route ?

Et puis aussi... j'entends – merde alors - je n'ai jamais fait de jazz, mais je sens que ce gars-là a raison. J'ai ce qu'il faut pour en jouer. Le groove, l'écoute, l'envie d'improviser – sans doute à développer et plein de trucs à travailler, mais c'est là. J'ai l'énergie qu'il faut pour, celle que je mets au service de mes élèves, celle qu'on me dit reconnaître quand je fais des concerts où je fais chanter les autres, il y un "truc" qui passe, un enthousiasme. Mais cette énergie-là, est-ce que je la mets aussi à mon service ?

Et derrière cette question que mon collègue me pose, j'en entends d'autres en filigrane, à la file indienne, qui m'assomment et me tirent vers le haut en même temps.
Derrière tout ça, ça me demande où est passée ma puissance. Pourquoi je l'ai déléguée ? Pourquoi je l'ai posée quelque part, sagement dans les mains des autres ? Je l'ai posée sans y penser, et ne l'ai jamais retrouvée – jusqu'à maintenant. J'ai un jour posé ma vie quelque part et ma puissance avec, et j'ai oublié d'aller les chercher.

Alors Isabelle, pourquoi t'es là ? Pourquoi t'es pas devenue ce que tu aurais pu être ? Pourquoi t'as baissé les bras un jour ?
Colère.
Pourquoi tu me demandes ça ?
J'ai posé ma vie quelque part et au lieu de me poser avec et de la laisser me nourrir, je me suis mise à courir comme une dératée derrière des leurres, croyant me rapprocher d'elle, pour finalement m'en éloigner toujours davantage.
Isabelle, pourquoi t'es pas pianiste de jazz ? Ou autre chose, d'ailleurs ?
Hein ?
C'est donc ça que tu vois en moi, collègue ? Tu vois cette potentialité-là ? Mes yeux brillent. J'aurais pu. Je pourrais. Qui m'en empêche ?

Il me parle à présent de ses études de musique au conservatoire, il y a quarante ans, avec, notamment, une prof d'harmonie redoutable. Qui les formait, lui et ses copains, et qui surtout les poussait dans leurs retranchements.
Pourquoi. Pourquoi tu joues ? Pourquoi tu joues comme ça ? Sors un son de ton instrument. Fais-toi entendre. Cherche pas à jouer beau. Cherche à jouer juste – pas juste...
Récemment j'ai lu cette expression qui m'a fait sourire, mais qui m'a laissée songeuse : mets tes tripes sur la table...
C'est ça ; sors tes tripes, qu'est-ce que tu as à dire, qu'est-ce que tu as à prendre à bras le corps, qu'est-ce que tu veux faire entendre. Beau, pas beau, c'est pas le sujet. On s'en fout. Fais du pas beau, du pas lisse, du pas net. Fais rebondir le son. Balance-le pas dans le vide. Fais-le rebondir. Va chercher tes tripes, le corps saisi, balance un son même pas beau, fais-le rebondir, utilise l'écho, fais-toi caisse de résonance. C'est ça qu'elle lui disait sa prof il y a quarante ans, et c'est ça qu'il me transmet aujourd'hui, mon collègue.

Pourquoi t'es là, Isabelle ? Pourquoi tu cries dans le vide, pourquoi t'es pas avec ta vie et ta puissance ? Arrête de courir. Stop. Repose-toi, assieds-toi. Laisse la vie et ta puissance revenir, n'aies pas peur.




Isabelle

Photo : IG



Commentaires