Chronique du jardin (5) - Reconnaissance insigne


J'ai un tout petit jardin. Un petit carré que j'appelle avec tendresse et un brin pompeusement mon "carré de potager-mandala", jardin-miroir, fenêtre sur mon monde intérieur, un petit jardin de simples à la va comme je te pousse qui alimente mon inspiration et approvisionne 
sans faillir mes tisanes-sorcières.



Elle a plus de quatre-vingts ans. Toute courbée, les yeux fatigués. La main verte, toujours.

Il y a cinquante ans, elle a reçu d'une voisine une bouture de géranium, un géranium double particulier, bicolore. Elle n'a jamais retrouvé nulle part le même géranium, les mêmes couleurs, la même forme. Il ne figure plus dans les catalogues, ne se trouve pas en jardinerie. Un inconnu dans le jardin, une espèce en voie d'on ne sait pas quoi. Un ovni chez les géraniums.

Depuis cinquante ans, elle le bouture tous les ans. Elle en distribue à tout va autour d'elle, chez ses amies, ses voisines.
Il y a une vingtaine d'années, elle en a donné deux brins à une lointaine cousine expatriée aux États-Unis qui adorait les fleurs, et qui l'a fait passer en fraude dans ses bagages. Qui sait s'il n'essaime pas encore aujourd'hui quelque part de l'autre côté du globe ?

Elle l'a perdu, mangé par le gel, lors d'un hiver particulièrement rude et précoce. Elle l'a récupéré in extremis auprès d'une voisine qui l'avait abrité un peu plus tôt du froid... et l'a redonné à cette même voisine l'année suivante, surprise à son tour par les premiers frimas.

Cette vieille femme, qui n'a quitté son village natal que pour s'installer dans le village voisin, fait passer à son insu (quoique... qu'en sais-je ?) un message tout doux. Un message volatil mais connu de toutes celles qui cultivent un bout de terre et elles avec : les fleurs passent les frontières et les haies.
Les femmes s'éteignent mais leurs fleurs continuent de s'ouvrir.
La transmission est possible, les routes sont souterraines et le message n'arrive pas toujours là où on l'attend. Mais il circule, même si nos yeux sont aveugles et les voies invisibles.

Cette femme est une passeuse. Ce géranium, cet ovni, est un passeur. Il passe de mains en mains depuis plus de cinquante ans, et avec lui, passe quelque chose jusqu'à moi. Il y a cinquante ans, une femme fait un cadeau à une autre femme.
Aujourd'hui, une femme fait un cadeau à une autre femme.

Le message, certes, est secret, un peu crypté.
Mais bien heureusement, il est limpide quand il arrive au bon moment.




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Photo : IG

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